Par un important arrêt rendu le 28 octobre 2020, le Conseil d’Etat a apporté des précisions quant à l’articulation entre abus de droit, doctrine administrative et garantie de l’article L. 80 A du LPF.
Outre les faits de l’arrêt, qui importent peu, c’est le raisonnement mené par la juridiction qui est à retenir.
Dans cette affaire, l’administration fiscale avait engagé une procédure d’abus de droit fondée sur l’article L. 64 du LPF, à l’encontre d’un contribuable à qui elle reprochait de s’être volontairement placé dans les prévisions d’une instruction fiscale dans l’unique but de bénéficier d’un abattement. Autrement dit, elle tentait de faire reconnaitre un abus de droit par abus de doctrine administrative (modalité d’abus de droit dont elle considère qu’elle est admissible dans sa doctrine : BOI-CF-IOR-30-10, n° 90).
Sur cet aspect, le Conseil d’Etat reste fidèle à sa jurisprudence et déboute l’administration, en confirmant que le terme « décisions » figurant à l’article L. 64 du LPF ne peut être interprété comme faisant référence aux instructions ou circulaires de l’administration fiscale (CE, Avis d’Assemblée, 8 avril 1998, n° 192539, Société de distribution de chaleur de Meudon et d’Orléans).
Ceci affirmé, La Haute Juridiction neutralise finalement la portée de sa position, en recourant à une notion récente mais dont le rôle va croissant en matière d’abus de droit : l’artificialité des montages.
Déjà employée dans un arrêt relatif à l’abus de conventions fiscales internationales, les juges du Palais Royal avaient considéré que les Etats parties à la convention « ne sauraient être regardés comme ayant entendu, pour répartir le pouvoir d’imposer, appliquer ses stipulations à des situations procédant de montages artificiels dépourvus de toute substance économique. » (CE, 3e, 8e, 9e et 10e ch. réunies, 25 octobre 2017, n° 396954).
C’est le même argument qui est avancé dans la présente décision, mais en matière de doctrine administrative cette fois : tout en rappelant le mécanisme de garantie du contribuable fondé sur l’opposabilité de la doctrine fiscale prévue à l’article L. 80 A du LPF, le Conseil d’Etat précise que l’administration peut mettre en œuvre la procédure de répression de l’abus de droit de l’article L. 64 du LPF et faire échec à ce mécanisme de garantie si elle démontre que « la situation à raison de laquelle le contribuable entre dans les prévisions de la loi, dans l’interprétation qu’en donne le ministre par voie d’instruction ou de circulaire, procède d’un montage artificiel, dénué de toute substance et élaboré sans autre finalité que d’éluder ou d’atténuer l’impôt. »
Ce faisant, le Conseil d’Etat contourne la difficulté relative à l’abus de doctrine. Il considère simplement que, quelle que soit la façon dont la loi a été interprétée par la doctrine administrative, à partir du moment où le contribuable a eu recours à un montage artificiel dans un but exclusivement fiscal, il ne peut plus bénéficier du mécanisme de garantie de l’article L. 80 A du LPF. L’administration est alors fondée à recourir à la procédure d’abus de droit par fraude à la loi elle-même, sans qu’on puisse lui opposer l’interprétation qu’elle en avait donné dans sa doctrine.
On peut voir là un arrêt en trompe l’œil, qui, sous couvert de rappeler des principes bien établis en jurisprudence et dans la loi, renforce l’importance de la notion de « montage artificiel » pour laisser les coudées franches à l’administration en la matière.
Reste qu’il lui faut démontrer l’artificialité du montage. Or, sur ce point, la haute juridiction est peu loquace. On notera toutefois que dans le communiqué de presse accompagnant la décision, elle précise que la notion de « montage artificiel » trouve sa source dans le droit de l’Union Européenne. On pourra donc se reporter aux commentaires administratifs de dispositifs fiscaux d’origine européenne et reposant sur cette notion pour rechercher quelques éclaircissements.
Enfin, on peut s’étonner d’un point, qui sème le trouble sur le régime de la notion. En effet, dans son arrêt de 2017 précité, l’artificialité semblait démontrée dès lors que le montage était « dépourvu de toute substance économique ». Nombre de commentateurs avaient ainsi considéré que l’artificialité du montage évite à l’administration d’avoir à démontrer le but exclusivement fiscal de l’opération ainsi que la contrariété aux intentions de l’auteur du texte pour caractériser un abus de droit. Toutefois, dans sa décision d’hier, la formulation diffère, puisque le Conseil d’Etat vise un « montage artificiel, dénué de toute substance ET élaboré sans autre finalité que d’éluder ou d’atténuer l’impôt ». Autrement dit, dans cette formulation, l’artificialité du montage ne semble pas dispenser l’administration de démontrer la finalité fiscale du montage, mais seulement sa contrariété à l’intention de l’auteur. Il faudra sans doute attendre de nouvelles décisions pour savoir quelle portée donner à cette nouvelle précision. Dans l’attente, on ne peut que conseiller de s’attacher à toujours vérifier qu’une opération est pourvue d’une substance économique véritable.
Conseil d’Etat, 28 oct. 2020, n° 428048