La domanialité publique est un régime de protection de l’affectation et non de propriété. Logiquement, ce régime devrait donc cesser dès lors qu’il n’y a plus d’usage ou d’affectation à protéger. Tel n’est pourtant pas le cas.
Les décisions du Conseil constitutionnel rendues dès 1986, ainsi que l’adoption en 2006 du Code Général de la Propriété des Personnes Publiques, ont consacré le droit de propriété des personnes publiques sur leur domaine.
Si ce droit de propriété « plein et entier » comme l’écrivait en 2011 Jean-Marc Sauvé, alors Vice-président du Conseil d’État, est comparable à celui des personnes privées, il n’est pour autant pas égal à ce dernier.
En effet, il y a un autre élément majeur à prendre en considération : l’affectation. Elle constitue la spécificité et le principe directeur des règles gouvernant la gestion des biens publics.
C’est sur ce fondement que l’on distingue traditionnellement domaine public et domaine privé (I).
En droit public, la notion d’usage s’impose depuis toujours et le rapport entre utilisateur et propriétaire est atypique, ainsi en est-il en matière d’intercommunalité.
Pourtant, afin de permettre une meilleure valorisation des propriétés publiques, les rédacteurs du CGPPP ont opéré un glissement vers un régime de propriété et ont tenté de réduire le champ du domaine public. Cette logique a également conduit le législateur à adopter des textes visant à assouplir le principe d’inaliénabilité du domaine public.
Ces adaptations sont-elles suffisantes ou peuvent-elles encore évoluer ? (II).
I- Un critère traditionnel et le régime protecteur de la domanialité publique
Les biens du domaine public sont protégés soit en raison de leur utilisation, soit en raison de leur nature intrinsèque. Seul le domaine public immobilier artificiel, rencontré souvent en pratique, retiendra notre attention.
A – Une protection liée à la volonté d’affecter
Si tous les biens publics sont utilisés dans l’intérêt général, certains d’entre eux font l’objet d’une protection renforcée. Ils sont soumis à la domanialité publique, régime de protection de l’affectation à l’utilité publique.
Un bien peut relever du domaine public ou privé par détermination de la loi. À défaut de précision législative, il relève du domaine public s’il appartient à une personne publique et qu’il est affecté directement à l’usage du public ou à un service public, pourvu qu’en ce cas il fasse l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public.
Le passage dans le domaine public est donc automatique. Il est lié à la volonté de la collectivité publique de donner à un bien une destination précise, de réaliser par exemple de façon certaine un aménagement permettant l’affectation de ce bien à un service public.
Ces biens relevant du domaine public bénéficient d’un régime protecteur qui les rend inaliénables et imprescriptibles, mais aussi insaisissables comme tous les biens appartenant à une personne publique. On ne peut donc en principe pas céder un bien relevant du domaine public, ni même y constituer de droits réels. Ils sont aussi préservés des actions possessoires des particuliers.
Les occupants du domaine public ne peuvent se voir concéder que des titres d’occupation précaires et révocables à tout moment lorsque l’affectation le nécessite.
C’est donc bien ici l’usage du bien – son affectation – qui est protégé par la domanialité publique et non la propriété.
B- Une protection qui devrait cesser à la fin de l’affectation
En 2013, pendant la préparation du Congrès sur les propriétés publiques, le professeur Yves Gaudemet nous rappelait que la domanialité publique est un régime de protection de l’affectation et non de propriété. Il a pour seul objet de neutraliser l’exercice de certains attributs du droit de propriété.
Logiquement, ce régime devrait donc cesser dès lors qu’il n’y a plus d’usage ou d’affectation à protéger. Tel n’est pourtant pas le cas.
La procédure concourant à la sortie du domaine public doit se réaliser dans un ordre chronologique bien précis. Dans un premier temps, un constat : celui de la désaffectation matérielle du bien pour que dans un second temps, l’acte administratif de déclassement puisse être pris.
Le non-respect de cette chronologie édictée à l’article L.2141-1 du CGPPP, entraîne une nullité imprescriptible d’un contrat soumis au droit privé alors même qu’il n’existerait plus aucun enjeu d’utilité publique sur le bien concerné.
Cette procédure de droit commun, inscrite dans la partie gestion du CGPPP, permet d’affirmer que celle-ci n’est pas limitée aux seuls actes de vente. Le déclassement est un acte de gestion et non de disposition.
L’acte formel et exprès de déclassement neutralise le principe d’inaliénabilité et permet à la personne publique de recouvrer l’un des attributs de son droit de propriété : l’abusus.
La méconnaissance de la procédure qui fait encourir la nullité imprescriptible d’un contrat semble inutile dès lors que l’affectation doit être la condition et la mesure de la domanialité publique.
Face à des situations qui ne justifient plus que la domanialité publique prime le droit de propriété, deux pistes de réflexions pourraient s’envisager :
- la première concerne l’acte administratif de déclassement. Dès lors qu’il y a plus d’affectation à l’utilité publique, l’acte de déclassement s’imposerait à la collectivité qui aurait ainsi une compétence liée en la matière [1].
- la seconde est une réflexion sur l’imprescriptibilité. Bien que le Conseil constitutionnel ait confirmé la conformité à la Constitution du principe d’imprescriptibilité du domaine public[2], un arrêt[3] de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) semble marquer une limite possible à ce principe dès lors qu’une appropriation privée a perduré pendant une période prolongée. L’inertie de l’administration sur l’irrégularité des mutations intervenues fait douter de l’importance du bien pour l’intérêt général.
Ainsi pourrait-il en être, par exemple, d’une absence à toute affectation à l’utilité publique pendant une durée continue de trente années.
Ces réflexions participent de l’idée que le régime de la domanialité publique doit s’effacer dès lors qu’il n’y a plus d’usage à protéger.
Toutefois, seule une intervention législative est susceptible d’aménager le régime de la domanialité publique.
II- Un critère à dépasser pour mieux protéger
Le législateur a déjà prévu de textes permettant de protéger l’usage sans recourir au régime de la domanialité publique (A) tout en maintenant le principe d’insaisissabilité sur l’ensemble des propriétés publiques (B).
A – Un critère déjà dépassé sur le domaine public
Dès son adoption, le CGPPP a prévu des règles dérogatoires qui permettent de protéger l’usage d’un bien à l’utilité publique en transcendant le régime traditionnel « domaine public/domaine privé ».
Ainsi, entre personnes publiques, la circulation des biens est facilitée. Leur cession amiable est dispensée de déclassement préalable quand ils sont destinés à intégrer le domaine public d’une autre collectivité.
L’article L.3112-2 du code institue quant à lui une procédure d’échange entre personnes publiques et permet d’organiser, dans le contrat, l’existence et la continuité du service public, notamment dans l’hypothèse où le chan0gement d’affectation serait différé.
Il semble ici que la propriété des personnes publiques s’efface au profit d’une notion de propriété publique globale qui n’a d’autre but que de servir l’intérêt général. Comment expliquer autrement la mise à disposition d’un bien consécutive à un transfert de compétence au profit d’un EPCI ou les transferts de propriété imposés aux communes membres d’un EPCI en cas de création d’une métropole [4]?
L’échange de biens appartenant à des personnes publiques est également possible avec des biens appartenant à des personnes privées. Dans cette hypothèse, l’article L.3112-3 du CGPPP exige que la dépendance du domaine public soit déclassée[5] avant de faire l’objet de l’échange. Il prévoit également que les clauses du contrat doivent garantir l’existence et la continuité du service public. On comprend que le bien, qui appartient désormais à une personne privée, pourrait par exemple être maintenu à la disposition de la personne publique et ce afin de permettre à celle-ci d’organiser efficacement le transfert de l’activité dans de nouveaux locaux. Le contrat devient alors l’instrument de la protection de l’affectation, plus que la domanialité publique elle-même.
De même, tous les biens qui sont affectés à une mission de service public ne dépendent pas du domaine public. Ainsi en est-il des biens qui ne font pas l’objet d’un aménagement indispensable ou des bois et forêts, dépendances du domaine privé, dont la protection est assurée par le Code forestier.
On trouve une autre illustration de cette idée de dépassement de la dichotomie domaine public/domaine privé dans les textes permettant la constitution de droits réels sur le domaine public. Ainsi, le CGPPP autorise que des servitudes conventionnelles grèvent le domaine public « dans la mesure où leur existence est compatible avec l’affectation de ceux de ces biens sur lesquels ces servitudes s’exercent »[6].
Depuis l’entrée en vigueur CGPPP, d’autres aménagements sont intervenus afin d’adapter la domanialité publique au principe de réalité économique. Des outils majeurs pour la pratique et la sécurisation des opérations immobilières des personnes publiques ont ainsi vu le jour : la promesse de vente sous condition suspensive de déclassement, la procédure de déclassement par anticipation ou le déclassement rétroactif pour les opérations antérieures au 21 avril 2017.
Malgré ces textes, tout n’est pourtant pas permis aux collectivités publiques. Les principes du droit administratif et de la domanialité publique demeurent essentiels. Leur application est contrôlée par le juge administratif et même, plus récemment, par la Cour de cassation qui a requalifié un bail emphytéotique conclu sur le domaine privé en BEA au motif qu’il s’agissait d’une activité d’intérêt général relevant de la compétence de la collectivité territoriale[7].
B – Un critère déjà dépassé sur les propriétés publiques : l’exemple de l’insaisissabilité
Le principe d’insaisissabilité[8] restreint la valorisation des biens en limitant les garanties possibles dans le cadre d’un financement privé. Il est mentionné à l’article L.2311-1 du CGPPP et s’applique à tous les biens appartenant à une personne publique[9].
Dans l’optique de favoriser la réalisation et le financement privé d’ouvrages publiques, le législateur est intervenu inégalement sur les deux domaines.
Les textes dérogatoires au principe d’inaliénabilité du domaine public ci-dessus rappelés, envisagent également que le droit réel peut être donné en garantie grâce à un encadrement strict de sa constitution et de sa réalisation s’il s’agit d’une sûreté réelle.
Sur le domaine privé, au contraire, la constitution de sûretés réelles est autorisée sans pour autant pouvoir mettre en œuvre la procédure de saisie.
Le législateur a dû intervenir, dans certaines hypothèses, afin d’ériger des exceptions[10] dans le respect du principe constitutionnel de la continuité du service public.
Dernièrement[11] afin de concilier le régime des associations syndicales de propriétaires avec celui de la domanialité publique[12], le législateur est intervenu dans les termes suivants : « lorsque des personnes publiques sont membres d’une association syndicale de propriétaires, l’hypothèque légale ne s’applique pas à ceux de leurs immeubles qui appartiennent au domaine public ».
Ce texte laisse supposer, a contrario, que le recours à l’hypothèque légale serait possible sur un bien dépendant du domaine privé[13].
De son côté la jurisprudence a eu l’occasion de rappeler que l’insaisissabilité interdit la mise en œuvre des procédures civiles d’exécution[14] mais pas l’application de la loi du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public.
En effet, le principe d’insaisissabilité doit être concilié avec deux autres principes de valeur constitutionnelle : celui d’exécuter un jugement passé en force de chose jugée et celui du droit des créanciers au remboursement de leur créance.
Toutefois, dans l’affaire Société fermière de Campoloro[15], le Conseil d’Etat dépasse cette approche puisqu’il précise que la loi de 1980 permet la cession d’un bien immobilier d’une collectivité, alors que sa lecture littérale n’envisage une procédure que sur les deniers publics.
Dans cet arrêt le Conseil d’Etat a concilié le principe de continuité du service public avec le droit légitime des créanciers à être remboursés. Il permet au Préfet de faire procéder à la vente de biens appartenant à une collectivité défaillante, à condition qu’ils ne soient pas indispensables au bon fonctionnement des services publics.
Sur le domaine public désaffecté, un avis de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat[16] en date du 25 mars 2008, permet au Préfet de procéder aux opérations de déclassement d’un bien désaffecté, en cas d’inaction de la collectivité. Cet avis donne au Préfet le pouvoir de se substituer dans les attributions des organes de la collectivité. Il prévoit enfin que cette substitution peut s’étendre jusqu’à la signature de l’acte de vente.
Marie-Hélène PERO – AUGEREAU-HUE, Notaire à Chevreuse
Bernard DELORME, Notaire à Cholet
Cet article est également paru dans le Bulletin de l’IEJ, n° 5, 2024.
[1] Sur les limites à l’obligation de prendre un acte de déclassement, voir N. Foulquier, droit administratif des biens, 6ème éd, n° 657 :« Si une telle obligation existait, l’administration (…) en n’accomplissant pas cette obligation, (..) commettrait une faute susceptible d’engager sa responsabilité (…)De plus, l’exécution de cette obligation pourrait(…) être inutile si l’administration décidait une nouvelle affectation ».
[2] Cons. const., 26 oct. 2018, n° 2018-743 QPC, Sté Brimo de Larrousilhe.
[3] CEDH, 16 mars 2021, n° 2625/17 et 31686/16 : JurisData n° 2021-004723
[4] L. 5217-5 du CGCT
[5] L. 2141-3 du CGPPP
[6] L. 2122-4 CGPPP
[7] Cass. 3e civ., 15 juin 2023, n° 21-22.816 : JurisData n° 2023-009704
[8] Condamné par la Cour Européenne comme étant constitutif d’une aide d’Etat.
[9] Principe repris de la jurisprudence : Cass. 1re civ., 21 déc. 1987, n° 86-14.167, arrêt « BRGM ».
[10] Art. L.421-4-1 du CCH qui autorise les OPH (EPIC) à accorder des sûretés réelles mobilières ou encore la mise en place d’un droit de contrôle et d’opposition sur la constitution de sûretés sur des biens appartenant à ADP (art. L.6323-6 C.transp.).
[11] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021, art. 220
[12] CE, 23 janv. 2020, Soc. JV immobilier, n° 430192 et 10 mars 2020, ass. Synd. des propriétaires de la cité Boigues, n° 432555.
[13] J.Bousquet, la constitution de sûretés réelles sur le domaine privé, JCPA n° 24, 19 juin 2023, 2203.
[14] Art. 1er al. 3 de la loi n° 91-650 du 9 juill. 1991
[15] CE 18 nov. 2005, Soc. Fermière de Campoloro, n° 271898. CE, 7ème et 2ème s. sect. réunies, 29 oct 2010, soc. Sofunag environnement, n° 338001 et Cass.com., 21 janv.2014, Dpt de Saône et Loire, n° 12-29.475.
[16] CE, Sect. de l’intérieur- Avis n° 381088 du 25 mars 2008
Marie-Hélène PERO – AUGEREAU-HUE, Notaire à Chevreuse
Bernard DELORME, Notaire à Cholet